Burning Island
Journal d'un égaré
2016-12-12
Il est des rencontres qui vous laissent quelques empreintes sur le coeur. Comme des éclaboussures de couleur sur un mur trop gris.
Il y a quelques mois, entrait dans la librairie un homme âgé à la démarche mal assurée. Il était accompagné d'une petite femme sensiblement du même âge que lui, au visage ridé et malicieux. Ce couple paraissait embarrassé pour une raison que je ne découvris qu'a posteriori.
L'homme se présenta en bafouillant un nom que je ne compris guère. Il évitait mon regard et cherchait dans l'espace étroit de la librairie un lieu où loger confortablement sa gêne tandis qu'il tentait avec difficulté de m'expliquer l'objet de sa venue. Il me faisait penser à un personnage de Beckett tant sa contenance et son discours avaient quelque chose de désespérément clownesque. Sa femme l'encourageait par quelques mots entrecoupés de rires taquins sensés remettre son mari sur le bon chemin de l'intelligibilité.
Je finis par saisir qui il était et ce qu'il me voulait.
Il s'appelait Alain Sougné. Il avait été poète, quarante ans plus tôt. « Oui, me dit-il, j'en parle au passé car quand on a cessé d'écrire de la poésie, on n'est plus poète pour un sou.» Il avait très bien connu Alexis Curvers, poète et romancier liégeois, à qui il devait d'avoir publié ses premiers poèmes dans la revue La Flûte enchantée en 1962. «J'ai même publié à compte d'auteur, ajouta-t-il sans aucune fierté dans la voix, un recueil de poésie, mais il y a des décennies !». Sa femme se trémoussait à ses côtés et accentuait chacune de ses paroles d'un petit hoquet gentiment moqueur qui m'était destiné et semblait me dire «Quel grand enfant, tout de même !».
Désireux de jouer mon rôle de libraire, j'étais sur le point de lui demander ce qu'il cherchait lorsqu'il me fit cet aveu qui me cloua sur place :
- Voyez-vous, cher Monsieur, j'ai tout détruit, tout brûlé ou tout donné. De mon travail, excusez le mot !, de poète, je n'ai rien conservé ! N'est-ce pas stupide ! Plus aucune trace de mes poèmes publiés par Curvers, plus aucun exemplaire de mon recueil qui s'intitule Journal d'un égaré ! Et bien, voyez-vous, je vais avoir quatre-vingts ans bientôt, et j'ai besoin avant de mourir de retrouver ce que j'ai gâché. Avez-vous mon Journal d'un égaré par hasard ?
Ne sachant comment réagir à ces mots prononcés simplement, qui m'avaient ému, je plongeai dans les yeux vifs de l'épouse qui me décocha un sourire de connivence incroyablement apaisant. Je répondis alors à Monsieur Sougné que je ne possédais pas d'exemplaire de son recueil mais bien par contre le numéro 10 de la revue La Flûte enchantée éditée par Curvers. Avec un empressement presque enfantin, il me poussa à lui montrer le fascicule. Ce que je fis évidemment. Il le consulta rapidement, d'une main tremblante. Je vis poindre alors dans son regard une vague étincelle de ténèbres.
- Ce n'est pas cela ?, lui dis-je
- Si, tout à fait !, répondit-il d'un air confus. Mais je ne suis pas riche, et j'ai peur, quand je vois les livres que vous vendez, de ne pouvoir me l'offrir.
Je le rassurais sur ce point en lui révélant le prix du fascicule. Sa femme, toujours aux aguets, le rabroua avec humour : «Tu vois bien qu'il fallait entrer chez ce monsieur ! Et toi qui n'osais pas !
Monsieur Sougné, plus détendu, emporta avec lui le fascicule en me priant de l'avertir dès qu'un exemplaire du Journal d'un égaré entrait dans le catalogue de la librairie; je le lui promis, évidemment.
Depuis ce jour, ce couple franchit régulièrement la porte de la librairie. Lui a toujours cette dégaine malhabile dont il ne se départit jamais, et elle, ce sourire farceur qui ride plus profondément les traits de son visage lumineux. Et à chacune de nos rencontres, ce dialogue :
Lui - Pas de Journal d'un égaré ?
Moi - Non, je suis désolé, Monsieur Sougné.
Elle - Ah, Monsieur Charles ! quel gosse tout de même que mon mari !
Lecteurs,
Si vous deviez posséder dans votre bibliothèque un recueil de poésie au nom prédestiné de Journal d'un égaré, ouvrage paru en 1976 chez Chauveheid à Stavelot, ayez le réflexe de m'en avertir ! Je suis certain de trouver preneur !
Il y a quelques mois, entrait dans la librairie un homme âgé à la démarche mal assurée. Il était accompagné d'une petite femme sensiblement du même âge que lui, au visage ridé et malicieux. Ce couple paraissait embarrassé pour une raison que je ne découvris qu'a posteriori.
L'homme se présenta en bafouillant un nom que je ne compris guère. Il évitait mon regard et cherchait dans l'espace étroit de la librairie un lieu où loger confortablement sa gêne tandis qu'il tentait avec difficulté de m'expliquer l'objet de sa venue. Il me faisait penser à un personnage de Beckett tant sa contenance et son discours avaient quelque chose de désespérément clownesque. Sa femme l'encourageait par quelques mots entrecoupés de rires taquins sensés remettre son mari sur le bon chemin de l'intelligibilité.
Je finis par saisir qui il était et ce qu'il me voulait.
Il s'appelait Alain Sougné. Il avait été poète, quarante ans plus tôt. « Oui, me dit-il, j'en parle au passé car quand on a cessé d'écrire de la poésie, on n'est plus poète pour un sou.» Il avait très bien connu Alexis Curvers, poète et romancier liégeois, à qui il devait d'avoir publié ses premiers poèmes dans la revue La Flûte enchantée en 1962. «J'ai même publié à compte d'auteur, ajouta-t-il sans aucune fierté dans la voix, un recueil de poésie, mais il y a des décennies !». Sa femme se trémoussait à ses côtés et accentuait chacune de ses paroles d'un petit hoquet gentiment moqueur qui m'était destiné et semblait me dire «Quel grand enfant, tout de même !».
Désireux de jouer mon rôle de libraire, j'étais sur le point de lui demander ce qu'il cherchait lorsqu'il me fit cet aveu qui me cloua sur place :
- Voyez-vous, cher Monsieur, j'ai tout détruit, tout brûlé ou tout donné. De mon travail, excusez le mot !, de poète, je n'ai rien conservé ! N'est-ce pas stupide ! Plus aucune trace de mes poèmes publiés par Curvers, plus aucun exemplaire de mon recueil qui s'intitule Journal d'un égaré ! Et bien, voyez-vous, je vais avoir quatre-vingts ans bientôt, et j'ai besoin avant de mourir de retrouver ce que j'ai gâché. Avez-vous mon Journal d'un égaré par hasard ?
Ne sachant comment réagir à ces mots prononcés simplement, qui m'avaient ému, je plongeai dans les yeux vifs de l'épouse qui me décocha un sourire de connivence incroyablement apaisant. Je répondis alors à Monsieur Sougné que je ne possédais pas d'exemplaire de son recueil mais bien par contre le numéro 10 de la revue La Flûte enchantée éditée par Curvers. Avec un empressement presque enfantin, il me poussa à lui montrer le fascicule. Ce que je fis évidemment. Il le consulta rapidement, d'une main tremblante. Je vis poindre alors dans son regard une vague étincelle de ténèbres.
- Ce n'est pas cela ?, lui dis-je
- Si, tout à fait !, répondit-il d'un air confus. Mais je ne suis pas riche, et j'ai peur, quand je vois les livres que vous vendez, de ne pouvoir me l'offrir.
Je le rassurais sur ce point en lui révélant le prix du fascicule. Sa femme, toujours aux aguets, le rabroua avec humour : «Tu vois bien qu'il fallait entrer chez ce monsieur ! Et toi qui n'osais pas !
Monsieur Sougné, plus détendu, emporta avec lui le fascicule en me priant de l'avertir dès qu'un exemplaire du Journal d'un égaré entrait dans le catalogue de la librairie; je le lui promis, évidemment.
Depuis ce jour, ce couple franchit régulièrement la porte de la librairie. Lui a toujours cette dégaine malhabile dont il ne se départit jamais, et elle, ce sourire farceur qui ride plus profondément les traits de son visage lumineux. Et à chacune de nos rencontres, ce dialogue :
Lui - Pas de Journal d'un égaré ?
Moi - Non, je suis désolé, Monsieur Sougné.
Elle - Ah, Monsieur Charles ! quel gosse tout de même que mon mari !
Lecteurs,
Si vous deviez posséder dans votre bibliothèque un recueil de poésie au nom prédestiné de Journal d'un égaré, ouvrage paru en 1976 chez Chauveheid à Stavelot, ayez le réflexe de m'en avertir ! Je suis certain de trouver preneur !